Ce post est basé sur
la conférence que j’ai donnée pour L'association des doctorants de
l’Université de Strasbourg au Collège Doctoral Européen, le jeudi 23 février. A
l’occasion de mon premier exposé en français, j’ai décidé de le publier comme
mon premier post en français. J’ai décidé de commencer à faire mes premier pas
en français sur une note personnelle.
Jérusalem est un espace partagé. Un espace contesté. C’est une ville sacrée
pour deux peuples et trois religions. Il y a beaucoup d’autres villes au monde
qui sont sacrées pour deux religions, mais je pense que c’est la seule ville de
cette importance qui est sacrée pour trois religions majeures. C’est ce qui
fait le charme et la singularité de Jérusalem, mais en même temps c’est ce qui fait
sa tragédie.
Deux grands évènements dans ma vie ont changé ma compréhension de la
réalité géopolitique. Le premier était l’assassinat du premier ministre Yitzhak
Rabin en 95 par un jeune juif de l’extrême droite religieuse, qui m’a choqué
pendant mon adolescence, et qui a, en fait, mis fin au processus de paix avec
les Palestiniens. Le deuxième était mon recrutement à l’armée, à l’âge de 18
ans, qui a mis fin à mon adolescence.
Je suis né et
j’ai grandi à Jérusalem. Pendant mon enfance et mon adolescence, j’ai vécu une
vie normale et assez occidentale sans penser trop aux questions d’identité,
d’histoire et de politique. Bien sur, le village arabe voisin de mon quartier
avec la voix de son muezzin appelant à la prière a toujours été une partie
inséparable du paysage de mon enfance. Mais l’ "autre" - l’arabe pour
moi - était visible et pourtant invisible en même temps. Il y a beaucoup
d’"autres" à Jérusalem : juifs, chrétiens, musulmans, israéliens,
palestiniens, arabes, orthodoxes, ultra-orthodoxes, et laïcs. Tous se sentent
comme une minorité persécutée.
Pendant les sept premières années de ma vie, avant la première intifada
(qui est un soulèvement populaire) qui a éclaté fin 1987, l’espace était
ouvert, c’est-à-dire qu’il était possible et acceptable de traverser les lignes.
Après le début de l’intifada, tous les territoires occupés depuis la guerre de
1967 étaient en ébullition, mais les habitants arabes d’Israël (les arabes de
48) n’ont pas pris part à ce soulèvement. Par contre, Jérusalem, bien qu’elle
ait été annexée de facto par Israël en 67, était restée pendant ces 20 années
une partie inséparable des autres territoires occupés. Pour cette raison,
l’intifada y a été très suivie. La ville a alors été partagée sur le terrain
par la géographie de la peur, c’est-à-dire non pas seulement que les Israéliens
ont arrêté d’aller manger le houmos dans les quartiers arabes par exemple, mais
que même certains des services municipaux ont cessé d’être assurés dans la
partie arabe de Jérusalem-Est. Mais moi j’ai continué à vivre ma vie habituelle
d’enfant sans sentir de conséquence dans mon quotidien. Je savais qu’il y avait
un conflit, et on m’apprenait que nous, les israéliens, étions toujours en
faveur de la paix.
J’ai fait mon service militaire entre 1999 et 2002. Pendant cette période,
Israël s’est retiré du sud Liban et la seconde intifada a éclaté. Bien entendu,
ça a été une période riche en évènements et développements pour la région, pour
mon pays comme pour moi personnellement.
Pendant mon service militaire, j’ai servi dans les territoires palestiniens
en contact avec les populations civiles, dans la bande de Gaza et en
Cisjordanie. Pour la première fois, j’ai compris qu’il y a un autre peuple qui
partage cette terre avec nous. Oui, je le savais déjà, mais c’est une chose
d’en entendre parler à la radio ou la télévision, et une autre d’en faire
l’expérience directe. Quand un soldat porte l’uniforme, il voit le monde à
travers la lunette de son fusil, mais quand même cette exposition à
l’"autre" a planté en moi un germe de curiosité qui n’a pas cessé de
se développer depuis. Quand j’ai servi à Hébron, c’était une zone de guerre
pour moi. A seulement trente minute de bus, j’étais à la maison à Jérusalem
avec une bière à la main et la vie continuait comme si de rien n’était. Mais en
2002 quand j’ai fini mon service, Jérusalem est devenue le front. Chaque jour,
il y avait un autre attentat. En tant que civil, j’ai rejoint une nouvelle
unité de sécurité qui avait pour but d’empêcher les attentats suicide dans les
transports en communs. J’ai continué à voir le monde à travers la lunette de
mon fusil, mais cette fois, dans ma ville natale. En parallèle, le germe de la
curiosité pour les autres grandissait. Pendant la pire période à Jérusalem où
les gens évitaient de sortir, moi, j’ai découvert un monde nouveau au sein de
ma ville, un autre côté : Jérusalem Est. C’est à ce moment-là que j’ai commencé
à apprendre la langue arabe et à connaitre la partie arabe de la ville. J’ai
alors décidé d’apprendre davantage sur l’autre à l’université.
Après un an de travail dans la sécurité, comme beaucoup de jeunes
israéliens, j’ai tout arrêté pour voyager dans différents pays. Quand je suis
retourné chez moi, j’avais une autre perspective du monde, plus une vision
limitée à la lunette de mon fusil. C’est à ce moment-là que j’ai commencé mes
études à l’université dans le département d’études du Moyen-Orient et de
l’Islam. J’ai tout de suite compris que j’avais besoin de 2 choses : d’abord,
je devais apprendre l’histoire juive et chrétienne pour bien comprendre
l’histoire de la région et l’histoire de l’islam. Ensuite, que le terrain est
le meilleur laboratoire pour comprendre toutes les théories.
Juste à côté de l’université, il y a la vieille ville de Jérusalem, où sur
1 km carré se concentre toute l’histoire culturelle et religieuse, et également
le sentiment politique de la région. J’ai transformé la ville en mon
laboratoire de recherche, en associant mon savoir théorique et mon expérience
réelle sur le terrain. Plus j’étudiais l’ » autre », plus j’apprenais sur
moi-même ! Pour savoir l’arabe, j’ai appris plus la structure de l’hébreu et
des langues sémitiques. Pour connaitre l’islam, j’ai appris le judaïsme et pour
bien connaitre les mouvements nationaux palestiniens, j’ai appris sur les
mouvements nationaux sionistes.
Plus j’apprenais, plus je doutais du savoir que l’on m’avait enseigné quand
j’étais petit. Je doutais des récits historiques, des points de vue de ces 2
nations. J’ai alors réalisé qu’il existe dans l’espace 2 histoires/ 2 récits parallèles
qui sont égaux. Même si je peux me positionner dans l’un ou l’autre de ces
récits, cette petite différence d’interprétation fait une très grande
différence dans la réalité. J’ai pensé alors qu’en tant qu’Israélien, la
meilleure manière d’être patriote « pro-israélien », c’était de devenir «
pro-palestinien ». La situation a cessé de m’apparaître comme un « jeu à somme
nulle ». En fait, mêler les deux récits en un seul mène à une histoire
complexe.
A partir de 2002, le mur de séparation a été construit, séparant ainsi les
Israéliens des Palestiniens. A Jérusalem, à cause de l’histoire géopolitique
particulière, des centaines de milliers de Palestiniens ainsi que les lieux
sacrés musulmans et chrétiens ont été rattachés à Israël, et séparés de la terre
palestinienne (les Palestiniens de Jérusalem Est sont alors devenus résidents,
mais non pas citoyens d’Israël). Moi, je suis devenu guide touristique de la
ville, spécialisé dans la culture arabe et musulmane. En même temps, je suis
devenu expert dans le domaine géopolitique de Jérusalem Est et dans la question
centrale de Jérusalem pour le processus de paix. J’ai commencé à travailler
avec des organisations locales pour lesquelles je montrais Jérusalem Est arabe
et musulmane aux Israéliens ; et la question géopolitique sur le terrain aux
chercheurs, diplomates et journalistes Israéliens et étrangers. J’expliquais à
tout ceux qui le voulait les conclusions auxquelles j’étais arrivé : que même
si nous construisons le plus grand mur de séparation (qu’il soit physique ou
mental), Jérusalem restera un lieu de rencontres, une ville revendiquée comme
capitale par 2 peuples, et une ville sacrée pour 3 religions, que cela nous
plaise ou non.
Jérusalem, est pour les deux cotés une « valeur protégée », c’est-à-dire
que si un des deux cotés renonce à sa demande sur la ville, toutes ses
justifications historiques et nationales sur le pays s’effondreraient. A partir
de ça, Jérusalem nous confronte avec la réalité d’un espace partagé. Nous
devons trouver la manière de vivre ensemble à Jérusalem. La seule façon
d’arriver à cela, c’est d’arriver à une profonde compréhension d’un espace
partagé cosmopolite et diverse. Une profonde compréhension que Jérusalem est le
lieu le plus sacré des Juifs, le berceau du christianisme, et la troisième
ville sacrée de l’Islam depuis des milliers d’années. Une ville israélienne et
une ville palestinienne, la capitale réelle ou proclamée des deux peuples. Si
vous pensez que c’est une vision naïve, je réponds que c’est la seule vision réaliste
si on veut vivre en paix. Toute autre vision nous force à vivre l’épée à la
main. Comme le Talmud nous enseigne : si deux hommes se disputent un châle de
prière. L’un dit : il est tout à moi, l’autre dit : il est tout à moi, alors
ils sont forcés de trouver un compromis.
Ce sont des grands mots, mais la réalité sur le terrain est très
différente. Une chanson sioniste très connue décrit Jérusalem comme une ville «
captive de son rêve ». Elle est captive de nos rêves contradictoires, et cela
les change en cauchemars.
Si nous, les israéliens, les palestiniens et le monde, trouvons une manière
de vivre ensemble à Jérusalem, alors peut-être que le cœur du conflit deviendra
la clé de sa solution.
Quand je regarde Strasbourg, j’imagine qu’il y a deux générations, il était
inimaginable de traverser la frontière librement comme aujourd’hui. Ville
périphérique et point de conflit des deux pays, Strasbourg est devenue un
centre régional et symbole des droits de l’homme.
Cette courte introduction a été suivie d’une discussion longue et
passionnante.